Pour la première fois, une équipe de chercheurs a utilisé la tractographie par diffusion sur le cerveau d’un mysticète, un grand rorqual, et l’a comparé à celui de trois odontocètes, dont le dauphin commun. Objectif : mieux comprendre comment l’audition, et surtout l’écholocation, est traitée dans le cerveau de ces espèces aux capacités sensorielles hors normes.
Grâce à une technique spécifique d’imagerie post-mortem (DW-SSFP), les scientifiques ont pu reconstruire en trois dimensions les voies neuronales entre l’un des centres clefs de l’audition, les colliculi inférieurs, et deux régions cibles : le cortex temporal et le cervelet. Ce travail permet de quantifier la force des connexions et d’en analyser la latéralisation.
Des voies auditives qui divergent selon le type de cétacé
Dans les quatre spécimens, des connexions bilatérales ont été observées entre les colliculi inférieurs (IC) et le lobe temporal, ce qui confirme une organisation conservée de l’audition ascendante. En revanche, des différences frappantes apparaissent lorsqu’on observe les connexions descendantes vers le cervelet.
Chez les odontocètes, les voies allant de l’IC gauche vers le cervelet droit sont 2 à 4 fois plus nombreuses que dans le sens inverse. Chez le rorqual (Balaenoptera borealis), c’est l’inverse : le trajet droit-gauche est 17 fois plus fort que le trajet gauche-droit.
Ce renversement suggère une organisation fonctionnelle fondamentalement distincte entre les espèces écholocalisantes et non écholocalisantes.
Le cervelet, acteur central de l’écholocation
Chez les mammifères, le cervelet joue un rôle de prédiction sensorimotrice, en intégrant des copies efférentes des signaux moteurs et des retours sensoriels. Dans ce modèle, les voies descendantes (IC → cervelet) permettent au cerveau de préparer un mouvement en se basant sur des indices sensoriels anticipés.
Chez les odontocètes, ces circuits pourraient affiner la production des clics écholocatifs, générés par les lèvres phoniques droites (dont le contrôle moteur relève de l’hémisphère gauche). Une asymétrie renforcée par la configuration anatomique : bulle nasale plus développée à droite, asymétrie osseuse faciale, couplage préférentiel du melon acoustique aux structures droites.
Autrement dit, l’hémisphère gauche coordonnerait l’émission des clics, tandis que le cervelet droit modulerait en temps réel la production en fonction de l’environnement acoustique. Le renforcement de la voie IC gauche → cervelet droit serait donc une signature cérébrale de l’écholocation.
Le rorqual, un contre-modèle révélateur
Chez le mysticète étudié, la dominance du trajet IC droit → cervelet gauche pourrait traduire une organisation plus équilibrée, cohérente avec un mode de communication vocal moins exigeant sur le plan temporel. Cette espèce n’utilise pas d’écholocation, mais produit des vocalises graves à longue portée.
Il est remarquable que, malgré la taille trois fois plus grande de son cerveau, le rorqual présente une faible densité de connexions descendantes vers le cervelet, surtout sur l’axe gauche → droit. Cela renforce l’idée que les odontocètes ont développé une hypertrophie fonctionnelle ciblée pour répondre aux exigences de l’écholocation.
Une localisation corticale remise en question
Fait marquant : les projections ascendantes de l’IC ciblent le lobe temporal profond, et non la gyrus suprasylvien postéro-dorsal précédemment considéré comme le cortex auditif primaire (A1). Cette révision anatomique, cohérente avec les données chez d’autres mammifères, pourrait s’expliquer par les limites méthodologiques des premières études invasives, qui auraient tout simplement manqué la cible en ne sondant pas assez profondément.
Chez le dauphin comme chez le rorqual, les projections vers le cortex montrent une organisation plus classique, et l’idée d’un A1 temporal redevient crédible. Reste à valider cette hypothèse avec des données fonctionnelles, ce qui reste un défi méthodologique majeur.
Et maintenant ?
Les résultats de cette étude établissent une base nouvelle pour comparer les architectures cérébrales liées à l’audition chez les cétacés. Ils mettent en évidence une spécialisation asymétrique des voies descendantes chez les espèces écholocalisantes, probablement liée à des exigences de traitement en temps réel uniques.
Il faudra désormais cartographier ces circuits chez d’autres espèces, tester leur plasticité, et chercher, pourquoi pas, des homologies fonctionnelles avec d’autres mammifères utilisant des signaux acoustiques de haute précision, comme les chauves-souris ou les chanteurs à voix extrême.
Source de l’article : https://doi.org/10.1371/journal.pone.0323617