Il suffit parfois d’un postulat mal posé pour que toute une filière technique s’engage dans une impasse. C’est exactement ce que met en lumière une récente étude scientifique publiée dans le Journal of Field Robotics. Des décennies de tests réalisés pour simuler le comportement de rovers lunaires ou martiens sur Terre pourraient s’avérer largement trompeurs, en raison d’une erreur aussi élémentaire que coûteuse : le recours systématique à une compensation gravitationnelle.
La gravité n’agit pas comme on le pensait sur les sols extraterrestres
Depuis les missions Apollo, les ingénieurs cherchent à reproduire sur Terre les conditions mécaniques rencontrées sur la Lune ou Mars. Le protocole semblait logique : alléger les rovers ou employer des harnais anti-gravité pour simuler un poids plus faible, en conservant un sol terrestre ou des simulants censés représenter le régolithe extraterrestre.
Problème : ce raisonnement ne tient pas compte d’un facteur fondamental. Sur la Lune, chaque grain de sable subit une attraction gravitationnelle six fois plus faible qu’ici. Cela modifie en profondeur la cohésion du sol, sa résistance à l’enfoncement et sa réponse aux charges. Tester un rover terrestre allégé sur un sol terrestre normal revient donc à évaluer un véhicule sur un terrain bien plus porteur que celui qu’il rencontrera en réalité.
Des tests biaisés par nature
Un exemple marquant : le rover Curiosity, pour ses essais dans le désert de Mojave, a été allégé jusqu’à peser l’équivalent de son poids sur Mars. Sauf que le sol du Mojave, sous une gravité terrestre, est mécaniquement bien plus ferme que celui de la planète rouge. Résultat : le véhicule a montré d’excellentes performances… illusoires.
« Même avec une masse ajustée, si les grains du sol ne subissent pas la bonne force gravitationnelle, le test n’a aucune validité prédictive. »
Ce n’est pas une intuition. C’est désormais prouvé par la simulation et la modélisation physique.
Un simulateur révèle la supercherie
Pour démontrer l’ampleur de cette erreur, une équipe internationale (NASA, MIT, Université de Shanghai…) a mis au point un simulateur haute-fidélité, capable de modéliser avec précision les interactions entre un rover et un sol lunaire ou martien. Ce simulateur s’appuie sur une méthode appelée CRM (Continuous Representation Model), bien plus rigoureuse que les anciennes formules semi-empiriques de Bekker-Wong.
Résultat : les essais numériques réalisés sur ce simulateur montrent une différence flagrante entre les prédictions issues des tests gravitationnels traditionnels et celles obtenues via un modèle réellement physique. Dans de nombreux cas, les anciens tests surestiment la mobilité des rovers, au risque de compromettre une mission entière.
Pourquoi cela coûte des milliards
Cette mauvaise évaluation n’est pas anodine. Elle impacte :
- Les décisions de conception (type de roues, motorisation, suspensions…)
- Les trajectoires prévues sur le terrain lunaire
- La quantité d’énergie nécessaire pour se déplacer
Une mission mal préparée peut voir son rover enlisé, en surcharge énergétique ou incapable de franchir un obstacle jugé franchissable lors des essais terrestres. Chaque erreur se traduit alors en retards, pertes d’équipements ou échecs partiels, avec un coût opérationnel colossal.
La fin annoncée de la compensation gravitationnelle
Ce que démontre cette étude, c’est qu’un simulateur physique bien calibré permet de prédire de façon fiable les performances réelles d’un rover sans recourir à des dispositifs de compensation gravitationnelle. Il suffit de :
- Modéliser la géométrie réelle du rover
- Paramétrer les propriétés physiques du sol extraterrestre (densité, angle de frottement, granulométrie)
- Changer une seule variable : l’intensité de la gravité
En changeant une ligne de code, les chercheurs peuvent basculer d’un essai sous gravité terrestre à un essai sous gravité martienne, avec des résultats bien plus représentatifs de la réalité terrain.
Un simulateur open source pour éviter les impasses
Ce simulateur, baptisé Chrono, est open source. Il est déjà utilisé pour tester des missions à venir, notamment avec le rover VIPER (Volatiles Investigating Polar Exploration Rover). En l’associant à des lois d’échelle granulaires validées par l’expérience, les ingénieurs disposent enfin d’un outil capable de produire des prédictions cohérentes, quelles que soient les conditions gravitationnelles.
Ce changement de paradigme arrive à temps. Car les prochaines missions viseront des environnements encore plus complexes : pôles lunaires, terrains poussiéreux d’astéroïdes, régolithes instables de Phobos ou Deimos.
Tester sérieusement un rover ne peut plus se faire sur Terre à l’ancienne. Il faut simuler là-haut, depuis ici.
Source de l’article : https://doi.org/10.1002/rob.22597