Le graphite fait taire un vieux débat scientifique sur les réacteurs nucléaires.
Des pores invisibles à l’œil nu, mais capables de faire trembler des années de modélisation nucléaire ? C’est le genre de détail qui obsède les ingénieurs du secteur. Depuis plus de 50 ans, cette question divisait les experts : les minuscules cavités présentes dans les blocs de graphite utilisés dans les réacteurs nuisent-elles à leur efficacité ?
La réponse vient de tomber et elle est tranchée : non.
Grâce à une percée menée par le laboratoire national d’Oak Ridge (ORNL), aux États-Unis, ce doute de longue date est enfin dissipé.
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Le graphite, vieux compagnon du nucléaire qui ne lui fait jamais faux bond
Il est là depuis le tout début. En 1942, pour la toute première réaction nucléaire contrôlée de l’histoire (Chicago Pile-1), on avait déjà choisi le graphite pour ralentir les neutrons. Aujourd’hui encore, des réacteurs en activité s’appuient sur lui pour cette même fonction : modérer l’énergie des neutrons afin de maintenir une réaction stable et maîtrisée.
Ce qui fait la force du graphite, c’est son extrême stabilité à haute température, sa structure cristalline régulière, et sa capacité à freiner les neutrons sans les absorber. Bref, le parfait ralentisseur, sans prendre de place sur la ligne de départ.
Mais voilà : au moment de fabriquer les blocs, le graphite n’est jamais parfaitement homogène. Il contient des microfissures, des poches d’air, des pores. Et là, les choses se compliquent.
Une suspicion qui s’infiltrait partout
Pendant des décennies, les scientifiques n’étaient pas sûrs de l’effet de ces pores sur la performance réelle du matériau. Des simulations donnaient des résultats contradictoires. Certains modélisaient la porosité en retirant au hasard des atomes dans une grille parfaite, ce qui perturbait artificiellement les vibrations atomiques : les phonons.
En gros, les logiciels voyaient des cristaux qui dansaient n’importe comment, comme si les pores agitaient les atomes autour d’eux. Une interprétation qui, logiquement, faisait planer un doute sur la sûreté des réacteurs. Si le graphite diffusait les neutrons de manière erratique, cela pouvait fausser les calculs de criticité, un paramètre vital pour éviter toute réaction en chaîne incontrôlée.
Le verdict : les atomes restent sages
L’équipe de l’ORNL a voulu en avoir le cœur net. Ils ont mobilisé deux installations de référence mondiale : le Spallation Neutron Source et le High Flux Isotope Reactor. Deux monstres d’ingénierie, taillés pour voir comment les neutrons se comportent au cœur de la matière.
Les chercheurs ont aussi entraîné un modèle numérique avec de l’intelligence artificielle pour simuler, de manière réaliste, ce qui se passe autour des pores.
La conclusion est limpide : les atomes autour des pores restent parfaitement organisés. Ce n’est pas la structure cristalline qui se dérègle, c’est simplement que les neutrons rebondissent sur les bords des pores, un effet bien connu appelé SANS (Small-Angle Neutron Scattering).
Autrement dit : les pores sont là, les neutrons les voient, mais cela n’altère pas le rôle du graphite comme modérateur. C’est un peu comme des trous dans un mur qui ne changent rien à l’écho de la pièce.
Une erreur de modélisation qui a duré trop longtemps
Le plus étonnant dans cette histoire, c’est que le modèle erroné était encore utilisé dans certaines bibliothèques de données nucléaires. Des années d’études et de dimensionnements s’appuyaient donc, sans le savoir, sur un prisme biaisé.
En corrigeant cette vision, les chercheurs ont non seulement rétabli les faits, mais ils ont aussi affiné les outils de simulation utilisés pour concevoir les nouveaux réacteurs, en particulier ceux de la quatrième génération, comme les réacteurs à sels fondus (MSR) ou les réacteurs à très haute température (VHTR).
Et dans ce domaine, où chaque décimale compte, cela change tout.
Un soulagement pour la filière nucléaire
Cette découverte va bien au-delà d’un simple débat académique. Elle simplifie la validation de matériaux existants, évite de rejeter des blocs parfaitement utilisables, et accélère le développement des réacteurs du futur.
Elle montre aussi que, parfois, les défauts visibles n’en sont pas. Ce ne sont pas les pores eux-mêmes qui posaient problème, mais bien la manière dont on les interprétait (comme souvent en science).
Source :
Porosity in nuclear graphite and its impact on nuclear reactor science and criticality safety applications (en français « Porosité du graphite nucléaire et son impact sur la science des réacteurs nucléaires et les applications de sûreté de criticité »)
Auteurs :
Kemal Ramić, Luke Daemen, Travis Greene, Iyad Al-Qasir, Anne Campbell, Lisa M. Debeer-Schmitt, Cihangir Celik, Matthew Krzystyniak, Anna Marsicano, Kyle Grammer, Jose Ignacio Marquez Damian, Friederike Bostelmann, Yongqiang Cheng, Chris W. Chapman, Goran Arbanas, Zain Karriem, Mark Baird, Dorothea Wiarda, Jesse M. Brown, Murillo Longo Martins, William A. Wieselquist
Carbon
Volume 244, Septembre 2025, 120619
DOI : https://doi.org/10.1016/j.carbon.2025.120619
Image : Cœur du réacteur miniature Crocus de puissance nulle à l’EPFL (Suisse).