Le lithium n’est pas un métal rare. Pourtant, l’Europe s’est mise dans une situation où elle ne maîtrise ni son extraction, ni son raffinage, ni ses applications industrielles clés. Résultat : 100 % du lithium raffiné utilisé dans les batteries européennes est importé, essentiellement de Chine.
Ce constat, s’il n’est pas nouveau, devient alarmant à l’heure où l’Union européenne vise l’abandon total du moteur thermique d’ici 2035. Aujourd’hui, 20 % des véhicules produits en Europe sont déjà électriques, et cette part ne peut croître sans une sécurisation durable de l’approvisionnement en lithium. Or, la domination chinoise s’étend sur toute la chaîne de valeur : extraction, transformation chimique, fabrication de composants, jusqu’à l’assemblage des batteries.
Il ne s’agit plus d’un simple enjeu de souveraineté industrielle. C’est désormais la viabilité même de la filière automobile européenne, soit près de 6 % du PIB de l’Union qui se trouve sous tension.
Cartographie d’un potentiel encore inexploité
Une étude récente menée par André Månberger et Qifan Xia, publiée dans Cell Reports Sustainability, dresse une cartographie précise des gisements exploitables en Europe. L’inventaire géologique révèle des ressources significatives en Espagne, au Portugal, en Allemagne, en France, en Finlande et en Serbie.
Les projections du scénario haut indiquent qu’en exploitant l’ensemble des gisements identifiés, l’Europe pourrait produire jusqu’à 325 000 tonnes de carbonate de lithium équivalent (LCE) par an à l’horizon 2030, soit plus de la moitié des besoins projetés de l’Union cette même année.
Mais les chercheurs insistent sur un point capital : ces chiffres ne tiennent pas compte des freins réglementaires, environnementaux et sociaux. Car si le sous-sol européen est prometteur, l’acceptabilité locale des projets miniers est loin d’être acquise.
Oppositions citoyennes, risques de pollution des nappes phréatiques, conflits d’usages du sol, incertitudes sur les financements : ces obstacles retardent voire empêchent la mise en production. À ce jour, aucun site industriel européen d’envergure n’est opérationnel pour la production de lithium destiné aux batteries. Le seul actif significatif, situé au Portugal, sert à l’industrie de la céramique.
L’extraction géothermique : une piste complémentaire, mais limitée
Certaines initiatives innovantes, notamment en Allemagne, explorent une voie plus douce : l’extraction du lithium par récupération dans les eaux géothermales. Cette technologie consiste à filtrer le lithium naturellement présent dans les eaux chaudes pompées pour le chauffage urbain.
Cette méthode, plus discrète, limite les impacts sur le paysage et les tensions sociales. Mais elle ne représente qu’une solution de complément, car les volumes mobilisables sont modestes par rapport aux besoins.
Il faudra donc ouvrir des mines conventionnelles si l’objectif est réellement de réduire la dépendance. Cela implique une prise de décision politique assumée, des garanties environnementales fortes et un engagement clair sur la stratégie industrielle à long terme.
Une compétition mondiale sans marge de manœuvre
Le commerce international du lithium ne fonctionne pas comme un marché fluide et réactif. Il repose sur des arbitrages permanents et des dépendances croisées. L’étude de Månberger et Xia utilise un modèle quantitatif de répartition du commerce mondial pour simuler plusieurs scénarios.
Les résultats sont sans appel : si l’Europe accroît fortement ses importations, elle entre en conflit d’intérêt direct avec les États-Unis et la Chine. Dans un scénario extrême où l’UE importerait 700 kt LCE en 2030, les USA perdraient près de 71 % de leurs volumes actuels, et la Chine près de 94 %.
Cela montre que les stratégies nationales de captation des flux sont mutuellement exclusives à certaines échelles. On ne peut pas espérer un ajustement sans friction. Le monde n’a pas assez de lithium extrait et raffiné pour répondre à toutes les ambitions en parallèle, surtout en l’absence d’une coordination mondiale sur les chaînes de valeur.
Un gisement de 182,55 milliards d’euros de lithium potentiellement découvert
Trois axes d’action pour ne pas perdre la main
Pour les chercheurs, l’indépendance n’est pas un objectif absolu, mais une orientation stratégique. Dans les faits, aucune région ne pourra s’autosuffire. Mais l’Europe peut viser une position de force relative. Pour cela, trois leviers doivent être activés de manière simultanée :
- Développer les capacités d’extraction et de transformation en Europe, tout en hiérarchisant les projets selon leur impact écologique, économique et social.
- Réduire la consommation de lithium par batterie, en adaptant les usages (mobilité partagée, batteries plus petites) et en poursuivant les recherches sur des chimies alternatives (sodium-ion, par exemple).
- Structurer des accords commerciaux stables avec les producteurs primaires (Australie, Chili), en tenant compte de la concurrence stratégique exercée par la Chine.
Une diversification des approvisionnements reste indispensable, mais elle ne pourra fonctionner qu’à condition de ralentir la croissance exponentielle de la demande. Cela suppose aussi une amélioration de l’efficacité des matériaux et un pilotage plus sobre des usages industriels.
Bientôt une reconfiguration profonde de la filière batterie ?
L’une des perspectives à moyen terme réside dans le recyclage des batteries en fin de vie, qui deviendra pertinent dans les années 2035-2040. Mais cette option suppose des technologies encore peu matures, des filières logistiques à bâtir et des volumes de déchets critiques à atteindre.
En parallèle, l’UE tente de structurer une filière batterie intégrée. Des projets comme le programme European Battery Alliance ou les giga-usines prévues en France, en Suède et en Allemagne visent à reconstruire une souveraineté industrielle complète, depuis les matériaux jusqu’aux véhicules.
Le défi est considérable. Si l’Europe échoue, elle risque non seulement la perte d’une industrie stratégique, mais aussi un affaiblissement majeur dans sa capacité à mener la transition énergétique. Les arbitrages à venir devront conjuguer réalisme géologique, équité sociale, cohérence industrielle et anticipation géopolitique. Rien de tout cela n’est facultatif.
Pour en savoir plus : https://www.cell.com/cell-reports-sustainability/fulltext/S2949-7906(25)00100-4