Une expérience oubliée de la fusion nucléaire refait surface 88 ans plus tard.
En 1938, un physicien du nom d’Arthur Ruhlig, professeur à l’université du Michigan, observait un phénomène qu’il ne comprenait pas encore totalement. Aujourd’hui, ses travaux refont surface dans un laboratoire aux États-Unis, avec un parfum de revanche scientifique. Et si ce chercheur du siècle dernier avait, sans le savoir, ouvert la porte à la fusion nucléaire moderne ?
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Un physicien aujourd’hui oublié avait vu juste il y a 88 ans avec une expérience clé pour la fusion nucléaire
À l’époque, Ruhlig étudiait l’interaction entre des noyaux d’hydrogène lourd : le deutérium et le tritium. Ces isotopes, lorsqu’ils se rencontrent à très faible distance, peuvent fusionner et produire un neutron ainsi qu’un noyau d’hélium. En 1938, personne ne s’attendait à ce que cela se produise aussi facilement dans les conditions de l’expérience.
Il faut dire que les outils de détection des neutrons à l’époque étaient plutôt… rustiques. Ruhlig rapportait des résultats étonnamment élevés de production de neutrons, notamment dans ce qu’on appelle des « réactions secondaires en vol », un triton (noyau de tritium composé de 1 proton et 2 neutrons) se glissant dans la matière pour fusionner avec un autre noyau en mouvement. À l’époque, peu de monde prit l’affaire au sérieux. Pourtant, 88 ans plus tard, une équipe du laboratoire de Los Alamos s’est penchée sur son expérience avec des outils bien plus affûtés.
Une reproduction fidèle, mais moderne
La nouvelle expérience, menée par des physiciens de Los Alamos en collaboration avec le Triangle Universities Nuclear Laboratory, visait à recréer, à l’identique, les conditions du montage de Ruhlig. Sauf que cette fois, les instruments de mesure n’avaient rien à voir. Détecteurs de neutrons haute précision, simulations numériques avancées, et contrôle fin de l’énergie des particules ont permis d’aller beaucoup plus loin.
Et, surprise, Ruhlig avait vu juste sur l’essentiel ! Le taux de fusion deutérium-tritium dans ces conditions est particulièrement élevé, confirmant ses conclusions qualitatives. En revanche, il avait surestimé la quantité de neutrons produits (vu les moyens de l’époque, l’erreur est plus que compréhensible).
Le triton à basse énergie : une nouvelle piste pour la fusion
Un des apports les plus intéressants de la nouvelle étude concerne ce qu’on appelle les pouvoirs d’arrêt des tritons à basse énergie. En clair : combien d’énergie un triton perd-il en traversant un matériau avant de s’arrêter ? Cette question technique a son importance, car elle permet d’évaluer précisément à quelle distance une réaction peut se produire. Et dans un réacteur à fusion, chaque nanomètre compte.
Les scientifiques ont utilisé les résultats pour affiner leurs modèles dans des matériaux contenant du deutérium. Ce type de données est essentiel pour la conception de cibles dans des expériences comme celles menées au National Ignition Facility (NIF) en Californie, où l’on tente d’atteindre la fameuse ignition, c’est-à-dire une fusion auto-entretenue.
De l’expérience d’un universitaire à l’armement nucléaire
Derrière cette redécouverte scientifique se cache aussi un pan moins connu, mais très concret, de l’histoire nucléaire américaine. Le phénomène étudié par Ruhlig est directement lié à des travaux qui seront repris pendant le Projet Manhattan dans les années 1940. Les cross sections, ou sections efficaces de réaction, mesurées à cette époque, ont ensuite servi à concevoir non seulement des bombes thermonucléaires, mais aussi des technologies civiles.
Et aujourd’hui encore, les recherches sur la fusion DT (deutérium-tritium) sont au cœur des projets de réacteurs expérimentaux à confinement inertiel, comme ceux de Livermore ou même de Sandia, où la fusion est initiée par des lasers ou des champs magnétiques ultra-puissants.
Ruhlig, enfin réhabilité ?
Pendant des décennies, Ruhlig était resté un nom parmi tant d’autres dans les archives de la physique nucléaire. Son article de 1938, très court et peu détaillé, avait laissé les spécialistes perplexes. Comment avait-il obtenu ces résultats ? Avec quelles marges d’erreur ? Avait-il seulement compris ce qu’il avait entre les mains ?
Grâce à cette reconstitution expérimentale méticuleuse, ses intuitions sont enfin validées. Non seulement il avait repéré un phénomène réel, mais il avait su en tirer une hypothèse correcte : la fusion DT est hautement probable à basse énergie, pour peu que les conditions de proximité soient réunies.
Comme l’explique Mark Chadwick, directeur scientifique à Los Alamos : « Ruhlig avait compris l’essentiel. Il faut maintenant le reconnaître comme un acteur important dans l’histoire de la fusion. »
Un pas de plus vers la fusion contrôlée
Aujourd’hui, la fusion nucléaire est considérée comme un des espoirs majeurs pour l’énergie du XXIe siècle. Elle ne produit pas de gaz à effet de serre, génère peu de déchets radioactifs et repose sur des éléments abondants, comme le deutérium (présent dans l’eau) et le tritium (produit dans certains réacteurs).
Les expériences menées à Los Alamos permettent de mieux calibrer les simulations utilisées dans les grands projets internationaux, comme ITER en France ou SPARC aux États-Unis. À terme, une meilleure compréhension des réactions secondaires pourrait optimiser l’efficacité énergétique de ces systèmes et réduire les coûts de production.
En somme, grâce à un détour historique inattendu, la physique moderne remet en lumière un pionnier oublié, tout en préparant, peut-être, le futur de notre énergie.
Source :
Modern version of the uncited 1938 experiment that first observed DT fusion
Phys. Rev. C 111, 064618 – Published 20 June, 2025
DOI: https://doi.org/10.1103/PhysRevC.111.064618
Image mise en avant : ITER