L’œil humain ne repousse pas. Celui du poisson-zèbre peut partiellement se réparer. Mais chez Pomacea canaliculata, un mollusque d’eau douce sud-américain, c’est un tout autre scénario : après amputation complète de l’œil, l’organe entier se reconstitue. Cornea, cristallin, rétine, nerf optique… tout revient. Et ce n’est pas un bricolage approximatif : l’œil reconstitué ressemble trait pour trait à l’original. Une régénération complète, fonctionnelle, et documentée jusqu’au moindre détail morphologique et génétique.
Un œil complexe chez un mollusque
Loin des yeux rudimentaires de nombreux invertébrés, Pomacea canaliculata possède un œil de type caméra, comparable à celui des vertébrés. Une lentille transparente, une cornée, une chambre antérieure, une chambre postérieure, une rétine structurée… tout y est.
Ces escargots présentent notamment des photorécepteurs rhabdomériques avec microvillosités orientées vers la lumière comme chez les céphalopodes. L’organisation tissulaire est riche, incluant une couche pigmentaire absorbante, un réseau axonal aboutissant à un nerf optique, et une lentille ovalaire générant une image inversée et nette.
Des gènes partagés avec l’œil des vertébrés
Sur le plan génétique, le constat est tout aussi fascinant. Le génome de P. canaliculata contient un arsenal de gènes associés au développement oculaire chez l’humain.
- 62 % des gènes régulant l’œil chez les vertébrés sont retrouvés chez l’escargot.
- Certains sont conservés à l’identique, notamment pax6, maître régulateur du développement de l’œil.
- Des gènes spécifiques aux photorécepteurs de type rhabdomérique, comme chez la mouche, sont également présents.
Conclusion : ce mollusque hybride les traits génétiques des vertébrés et des invertébrés, un mélange rarissime.
Régénération en quatre phases parfaitement orchestrées
La régénération de l’œil chez P. canaliculata ne se limite pas à une repousse partielle. Elle suit une séquence codifiée en quatre étapes :
- Guérison de la plaie (24h) : cicatrisation complète, activation massive de la prolifération cellulaire.
- Formation du blastème (3-6 jours) : tissu de cellules proliférantes indifférenciées.
- Apparition de la rétine et du cristallin (9-12 jours) : invagination, pigmentation, différenciation initiale.
- Maturation finale (15-28 jours) : développement coordonné des couches photoréceptrices, croissance du nerf optique.
À 28 jours, tous les composants sont en place. Mais certains éléments comme les vésicules photiques continuent à évoluer encore plusieurs semaines, comme le montre l’analyse en microscopie électronique à 1, 2 puis 3 mois.
Un gène clé : pax6, encore lui
Sans le gène pax6, il n’y a tout simplement pas d’œil. Ni bourgeon optique, ni pigmentation, ni cristallin. Rien.
En utilisant la technologie CRISPR-Cas9, les chercheurs ont désactivé ce gène chez l’escargot. Résultat : les embryons homozygotes ne développent aucun élément de l’œil. Et ce n’est pas une simple cécité : ces mutants présentent aussi des troubles moteurs majeurs, incapables de se retourner ou de s’orienter. La preuve que pax6 est aussi impliqué dans l’organisation cérébrale et motrice.
Un modèle génétique désormais accessible
Grâce au développement de protocoles de culture ex ovo et de micro-injection chez P. canaliculata, les scientifiques peuvent désormais :
- injecter de l’ARNm ou des protéines Cas9 dès le stade zygote ;
- observer le développement en temps réel sous microscope ;
- générer des lignées mutantes stables (F0 → F2).
Avec plus de 65 % de survie post-injection, et des taux d’expression transgénique de 80 %, ce système devient un véritable laboratoire vivant pour explorer la régénération chez les métazoaires.
Une plateforme pour repenser la régénération oculaire
Ce n’est ni un vertébré, ni un organisme modèle classique. Et pourtant, il cumule des caractéristiques rares :
- œil de type caméra fonctionnel et régénérable ;
- gènes oculaires conservés avec l’humain ;
- outils génétiques disponibles, avec possibilité de mutation ciblée ;
- modèle expérimental durable, manipulable, reproductible.
P. canaliculata devient ainsi le premier lophotrochozoaire à la fois régénératif et génétiquement modifiable au niveau de l’œil. Un terrain d’étude précieux pour déchiffrer enfin les mécanismes de la régénération d’un organe aussi sophistiqué que l’œil caméra.