L’après-uranium se prépare déjà : Orano pense au très long terme.
L’uranium ne va pas manquer demain matin… Mais penser l’avenir du nucléaire sans anticiper la fin de l’abondance serait une erreur historique. À Londres, lors du World Nuclear Symposium, le patron d’Orano a surpris l’auditoire en parlant non pas des échéances 2030 ou 2040… mais bien de l’après “pic uranium”.
Nicolas Maes, PDG du groupe français spécialiste du cycle du combustible, ne s’est pas contenté de vanter les succès du moment. Il a surtout insisté sur ce qu’il faudra anticiper : une explosion de la demande de combustible, des chaînes d’approvisionnement sous tension, et le besoin impératif de recycler et retraiter les combustibles usés.
Lire aussi :
- Le français Framatome continue de poser des pions en Europe de l’Est en apportant son expertise sur cette vieille centrale nucléaire de l’époque soviétique
- La France peut s’inquiéter du brusque regain d’intérêt de son plus grand rival historique pour son “pré carré” : le nucléaire
Le français Orano propose une vision très long terme sur l’extraction de l’uranium au niveau mondial
Ce que Maes a décrit, c’est un scénario à double vitesse. Aujourd’hui, oui, la demande d’uranium augmente, portée par le retour en grâce du nucléaire sur tous les continents. Mais cette croissance a un décalage structurel : entre le moment où une décision est prise pour construire une centrale, et celui où le combustible est effectivement utilisé, il faut souvent 10 ans.
« Nous voyons déjà une montée en puissance, mais le vrai raz-de-marée arrive, et nous devons être prêts », a-t-il prévenu. Selon Orano, la capacité mondiale pourrait tripler d’ici 2050, ce qui suppose une organisation très en amont de la chaîne du combustible.
Un marché du nucléaire qui repart en force
À l’échelle mondiale, le nucléaire civil représente aujourd’hui 440 réacteurs en service répartis dans une trentaine de pays, pour environ 10 % de la production d’électricité mondiale. La demande en uranium, déjà tendue, tourne autour de 65 000 tonnes par an, et pourrait tripler d’ici 2050 si les projections se confirment. Orano le sait : les mines ne pourront pas suivre éternellement. Le marché est déjà à l’équilibre fragile, les prix de l’uranium ont doublé depuis 2020, et la Chine, seule, porte plus de 30 % des nouvelles constructions. Le vrai levier pour durer ? C’est le recyclage, encore très peu exploité puisque moins de 10 % du combustible usé est retraité aujourd’hui. La France fait figure d’exception avec son site de La Hague, tandis que les autres grands acteurs (Chine, Russie, États-Unis) s’activent en coulisse. Dans ce contexte, maîtriser le cycle du combustible devient un enjeu stratégique mondial, bien au-delà des seules centrales.
Chiffes clés sur le marché du nucléaire en 2025 :
Indicateur | Valeur estimée |
---|---|
Réacteurs nucléaires en service | 440 dans 32 pays |
Réacteurs en construction | 60 à 65 (dont 24 en Chine) |
Capacité installée totale | 390 GWe |
Production d’électricité nucléaire (2024) | 2 850 TWh (environ 10 % de la prod. mondiale) |
Marché global du nucléaire (cycle complet) | 85 à 90 milliards d’euros/an |
Projections pour 2050 (scénario triplement) | 1 100 GWe installés (~ 10 000 TWh) |
Après l’extraction, le recyclage redevient stratégique
Orano a déjà engagé des investissements lourds pour moderniser ses usines, augmenter sa capacité d’enrichissement en France, et préparer des projets aux États-Unis. Mais ce qui se prépare en coulisse est encore plus structurant : le renouvellement complet de l’usine de retraitement du combustible usé, héritée de la génération actuelle.
Car un jour, clairement pas dans dix ans, peut-être pas même dans vingt, mais ce sera une réalité et le monde atteindra alors le fameux “pic uranium”, ce moment où la demande dépassera durablement la production minière.
Chiffres clés sur l’extraction d’uranium :
Indicateur | Valeur estimée |
---|---|
Production mondiale annuelle (2024) | 60 000 à 65 000 tonnes d’uranium (U) |
Demande actuelle en uranium pour les réacteurs | ~65 000 tonnes U / an |
Demande projetée à l’horizon 2040 (triplement) | ~180 000 à 190 000 tonnes U / an |
Prix spot de l’uranium (septembre 2025) | 95 à 100 dollars US / livre U₃O₈ |
Réserves connues (extractibles à <130 $/kg U) | ~6,1 millions de tonnes (durée : ~90 ans) |
Principaux producteurs (2024) | Kazakhstan (43 %), Canada (15 %), Namibie (11 %) |
Part de la Russie dans l’enrichissement mondial | ~35 % |
Ce jour-là, ceux qui sauront recycler leur combustible et l’utiliser dans des réacteurs avancés auront une longueur d’avance. Et c’est exactement ce qu’Orano anticipe : construire la future infrastructure mondiale du combustible recyclé. Une boucle fermée. Moins de déchets. Moins de dépendance. Et plus d’autonomie énergétique.
Les grands pays s’y préparent aussi
Maes l’a souligné : la France n’est pas seule. La Chine, la Russie et les États-Unis avancent eux aussi sur ces sujets, même si avec des modèles très différents. Ce que tous ont compris, c’est que le nucléaire du futur ne pourra pas reposer uniquement sur l’uranium neuf extrait du sol.
Dans ce contexte, le rôle des industriels comme Orano change de nature : ils deviennent des acteurs de souveraineté, au même titre que les fournisseurs d’eau ou de médicaments. Car maîtriser le cycle du combustible, c’est aussi garantir la continuité énergétique sur plusieurs générations.
Rappel : qu’est-ce que le “retraitement” ?
Un réacteur nucléaire consomme du combustible, généralement de l’uranium enrichi. Après quelques années d’utilisation, ce combustible est retiré : il est devenu “usé”, mais il contient encore plus de 90 % de matières valorisables. Le retraitement consiste à séparer les éléments récupérables (uranium, plutonium) des déchets à longue durée de vie.
Ces matières peuvent ensuite être réintégrées dans de nouveaux combustibles, utilisés dans certains réacteurs classiques ou dans les futurs réacteurs dits “avancés” (comme les réacteurs à neutrons rapides). C’est le principe de l’économie circulaire nucléaire.
Garder le cap sur la sécurité, toujours
Malgré son enthousiasme pour cette montée en puissance, Maes a pris le soin de rappeler que le nucléaire n’est pas une industrie comme les autres. Il a mis en garde contre la tentation d’aller trop vite :
« Il y a de plus en plus de nouveaux acteurs, mais certains oublient qu’une culture de sûreté nucléaire ne s’improvise pas. Il ne faut pas que l’argent prenne le dessus sur la sécurité. »
Ce n’est pas un plaidoyer contre l’innovation. C’est un appel à la responsabilité collective : autorités, industriels, investisseurs. Tous doivent placer la sûreté au-dessus de la course aux délais.
La standardisation : la clé pour éviter les erreurs du passé
Dans une autre session, Vincent Berger, haut-commissaire à l’énergie atomique en France, a partagé le même constat. Il est revenu sur les EPR construits en Finlande, en Chine, en France et au Royaume-Uni, tous différents les uns des autres, tous confrontés à des retards et des surcoûts.
Son message est limpide :
« Chaque pays avait ses propres règles, ses propres habitudes. Résultat : quatre prototypes au lieu d’une série. »
L’enjeu, aujourd’hui, avec les SMR (petits réacteurs modulaires), est de ne pas refaire cette erreur. Ces réacteurs peuvent être standardisés dès maintenant, car aucun n’est encore construit. Si les pays s’entendent sur des normes de sûreté communes, cela pourrait accélérer le développement sans compromettre la sécurité.
Sources :
Propos du PDG d’Orano, Nicolas Maes : World Nuclear News
Chiffres sur les centrales nucléaires et extraction uranium : IAEA — PRIS (Power Reactor Information System)
Image réalisée à l’aide de Canva à des fins d’illustration de l’article.