La Norvège enterre le CO₂ sous la mer à 2 600 mètres de profondeur.
Dans un fjord de la côte ouest de la Norvège, une véritable petite révolution industrielle vient de se produire. Pour la première fois, du dioxyde de carbone issu d’une usine de ciment a été injecté à plus de 2 600 mètres sous le fond marin, dans un réservoir géologique baptisé Aurora.
Ce projet s’appelle Northern Lights, il est le bras opérationnel de Longship, la stratégie nationale norvégienne pour le captage et stockage du carbone (CCS).
Il marque un tournant technique et symbolique pour l’Europe tout entière et un groupe français est partie prenante de l’opération : TotalEnergies !
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Du ciment à la mer, en passant par 100 kilomètres de tuyaux
Le CO₂ injecté provient de l’usine Heidelberg Materials à Brevik, une cimenterie située sur la côte sud de la Norvège. Après avoir été capté, le gaz a été liquéfié, embarqué sur un navire spécialisé, puis transporté par mer jusqu’à la station de stockage d’Øygarden, dans le comté de Vestland.
De là, un pipeline sous-marin de 100 kilomètres achemine le CO₂ jusqu’au réservoir géologique Aurora, situé à 2 600 mètres sous le plancher océanique de la mer du Nord. C’est là que le gaz est injecté, enfermé dans des couches rocheuses étanches censées le garder captif pendant des millénaires.
Un partenariat industriel d’envergure européenne
Northern Lights est une coentreprise fondée par Equinor, Shell et TotalEnergies. Ces trois mastodontes de l’énergie sont désormais propriétaires d’un système intégré associant captage, transport maritime et stockage souterrain de CO₂. La structure juridique de l’entreprise est celle d’un general partnership à responsabilité partagée. En clair : tout le monde met la main à la pâte et au portefeuille.
C’est Equinor qui a assuré la maîtrise d’œuvre des infrastructures, à terre comme en mer. L’entreprise norvégienne assurera également l’exploitation du site sur le long terme. L’objectif est clair : industrialiser un procédé qui reste aujourd’hui marginal à l’échelle planétaire.
Une capacité de stockage déjà réservée jusqu’à saturation
La phase 1 du projet permet de stocker jusqu’à 1,5 million de tonnes de CO₂ par an. Une capacité qui, selon les porteurs du projet, est déjà totalement réservée par les clients industriels. Autrement dit, dès son lancement, le système tourne à plein régime.
Le gaz enfoui aujourd’hui est norvégien, mais à partir de 2026, des volumes provenant du Danemark et des Pays-Bas seront également injectés. Le site devient donc une plateforme européenne de stockage transfrontalier, ce qui en fait une première mondiale. Aucun autre projet n’avait jusqu’ici atteint ce niveau d’intégration logistique et de coopération internationale.
Une ambition multipliée par trois pour la phase 2
En mars 2025, Northern Lights a annoncé une expansion majeure. Grâce à un accord avec Stockholm Exergi, le site augmentera sa capacité à au moins 5 millions de tonnes de CO₂ par an. Pour y parvenir, les opérateurs prévoient :
- De nouveaux réservoirs de stockage à terre
- L’installation de pompes plus puissantes
- Un agrandissement du quai d’embarquement
- Des puits d’injection supplémentaires
- L’acquisition de nouveaux navires pour le transport de CO₂
Ce développement bénéficie d’un financement de 153 millions de dollars (environ 140 millions d’euros) via le programme Connecting Europe Facility for Energy. Il s’agit là d’un signal politique fort pour inscrire cette technologie dans la stratégie énergétique continentale.
Enterrer du CO₂, une idée vieille mais rarement appliquée
Le captage et stockage du carbone existe depuis les années 1990. Pourtant, moins de 40 sites dans le monde injectent réellement du CO₂ en souterrain, et très peu à l’échelle industrielle. La plupart se contentent de projets pilotes ou de volumes symboliques.
Le projet norvégien marque donc une rupture opérationnelle : ici, tout est dimensionné pour fonctionner comme un service industriel, avec clients, planning, logistique et sécurité. Il ne s’agit pas d’un simple démonstrateur, mais d’une chaîne de valeur complète, intégrée à la filière énergétique et cimentière.
TotalEnergies, un acteur-clé de l’industrialisation du stockage de CO₂
Dans cette aventure norvégienne, TotalEnergies n’est pas un simple figurant. Le groupe français joue un rôle central aux côtés d’Equinor et de Shell dans le développement de Northern Lights. Il apporte son expertise technique acquise dans les domaines du forage profond, de la gestion de réservoirs géologiques et de la logistique offshore, notamment en mer du Nord où il opère depuis plusieurs décennies. C’est aussi l’un des rares groupes pétroliers européens à avoir clairement intégré le stockage géologique du carbone dans sa stratégie climat à long terme. TotalEnergies considère le captage-stockage comme un levier indispensable pour décarboner des secteurs industriels difficiles à électrifier, comme le ciment ou la chimie lourde.
Dans Northern Lights, l’entreprise contribue directement à la conception des systèmes d’injection, à l’analyse de la stabilité du réservoir Aurora et à la sécurisation des chaînes d’approvisionnement en CO₂ liquide. Par sa participation active, TotalEnergies entend non seulement réduire son empreinte, mais aussi faire émerger un nouveau modèle économique autour de la gestion du carbone, avec des clients industriels prêts à payer pour stocker leurs émissions de manière certifiée. Le groupe assume ici un rôle de pionnier, avec l’ambition affichée de reproduire ce type d’infrastructure ailleurs en Europe ou dans ses zones d’influence.
Le CO₂, un futur produit comme un autre ?
Le marché mondial du captage et stockage du carbone (CCS) entre doucement, mais sûrement, dans une phase d’industrialisation. Selon les dernières projections de l’Agence internationale de l’énergie, il pourrait représenter plus de 200 milliards d’euros d’ici 2035, avec une croissance annuelle moyenne estimée à 18 %.
Avec Northern Lights, la Norvège transforme le CO₂ en matière logistique. On le capture, on le liquéfie, on le transporte, on le facture, on l’enterre. Le gaz devient un produit géré comme le pétrole ou le gaz naturel, à ceci près qu’on le met dans le sol au lieu de l’en extraire.
Si l’initiative fait ses preuves, elle pourrait s’étendre à d’autres industries très émettrices, comme l’acier, la chimie ou les déchets et aider l’UE à baisser son empreinte écologique dans l’mission de CO², estimée actuellement à 2,5 milliards de tonnes en 2022 (le projet représente donc environ 0,06% des émissions totales pour le moment).
L’objectif de la Norvège est clair : devenir le puits de carbone géologique de l’Europe. Et pour cela, le pays dispose d’un atout géologique unique : d’immenses formations rocheuses sous-marines, étanches et stables.
Les plus grands sites de stockage de CO² en 2024
Nom du site | Pays | Capacité annuelle | Type de projet | Exploitants principaux | Année de mise en service |
---|---|---|---|---|---|
Gorgon CO₂ Injection Project | Australie | 4 millions de tonnes | Gaz naturel (offshore) | Chevron, Shell, ExxonMobil | 2019 |
Northern Lights – Phase 1 | Norvège | 1,5 million de tonnes | Captage industriel (transfrontalier) | Equinor, Shell, TotalEnergies | 2025 |
Petra Nova | États-Unis | 1,4 million de tonnes | Charbon (centrale thermique) | NRG Energy, JX Nippon | 2017 (relancé en 2023) |
Illinois Industrial CCS | États-Unis | 1 million de tonnes | Éthanol | ADM, US DOE | 2017 |
Quest CCS Project | Canada | 1 million de tonnes | Sables bitumineux | Shell Canada, Alberta government | 2015 |
Sleipner CO₂ Storage | Norvège | 0,9 million de tonnes | Gaz naturel (offshore) | Equinor | 1996 |
Snøhvit CO₂ Storage | Norvège | 0,7 million de tonnes | GNL (offshore) | Equinor | 2008 |
Sources :
- https://norlights.com/news/northern-lights-expansion-of-phase-2-new-storage-tanks-arrived
- https://www.globalccsinstitute.com/resources/global-status-report
Image : Arrivée de neuf nouveaux réservoirs de stockage de CO₂ au terminal de réception d’Øygarden