Safran s’associe à l’ENSTA Bretagne pour la recherche sur les matériaux.
Les matériaux ne cassent pas parce qu’ils sont faibles, mais parce qu’on les fatigue. Un composant métallique ou composite peut résister à une traction extrême, encaisser une chaleur d’enfer ou supporter des pressions colossales. Pourtant, ce n’est pas cela qui le mettra à terre. C’est une contrainte bien plus insidieuse : les sollicitations répétées. Une vibration, une micro-flexion, un choc thermique, répétés des millions de fois, peuvent finir par initier une fissure, invisible à l’œil nu, qui grandit lentement, jusqu’à la rupture.
Le nouveau laboratoire commun ICARE, inauguré à Brest le 17 septembre 2025, s’attaque précisément à ce phénomène. Né du partenariat entre l’ENSTA Bretagne et Safran, ce centre de recherche appliquée entend décoder le comportement des matériaux fatigués. Pas ceux qui manquent de sommeil, non, ceux que l’industrie malmène sans relâche.
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Le laboratoire ICARE veut comprendre pourquoi les matériaux “cèdent” sous la répétition
L’usure des matériaux est un gouffre financier planétaire. Selon plusieurs estimations industrielles (voir sources en bas de l’article), les coûts directs et indirects liés à la fatigue, la corrosion, l’érosion ou les ruptures mécaniques pèsent chaque année plus de 2 000 milliards d’euros sur l’économie mondiale. Cela comprend les arrêts de production, les réparations d’urgence, les surcoûts de maintenance, les pertes d’énergie, voire les accidents industriels. Dans l’aéronautique, une pièce défectueuse peut immobiliser un avion pendant des jours. Dans l’énergie, une pale de turbine fissurée peut réduire la production d’une centrale de 30 %. On estime qu’en prolongeant de 20 % la durée de vie moyenne des composants critiques, les industries concernées économiseraient jusqu’à 300 milliards d’euros par an.
Prédire les risques de “casse” des matériaux
Plus de 70 % des ruptures mécaniques en service sont dues à la fatigue. Cela concerne des avions, des moteurs de fusée, des pales d’éolienne, des sous-marins ou des véhicules thermiques et électriques. Une pièce qui casse sans avertissement, alors qu’elle ne subissait pas une contrainte excessive à l’instant précis, c’est typiquement une rupture par fatigue.
Le phénomène est connu depuis plus d’un siècle, mais il reste difficile à anticiper. Chaque matériau, chaque géométrie, chaque finition de surface, chaque condition d’environnement influe sur la durée de vie de la pièce.
D’où l’importance d’ICARE : accélérer les essais de fatigue pour mieux prédire les risques de rupture. Et ce, à moindre coût.
Un test 100 fois plus rapide : le miracle de l’auto-échauffement
Le cœur technologique d’ICARE, c’est une méthode peu connue du grand public : l’auto-échauffement cyclique. L’idée est brillante dans sa simplicité apparente : lorsqu’un matériau est soumis à une contrainte répétée, il chauffe légèrement. En mesurant précisément cette montée en température, on peut en déduire l’énergie dissipée, et donc le niveau de fatigue accumulé.
Cette méthode a été développée depuis 2020 dans le cadre d’une chaire industrielle financée par l’ANR, en partenariat avec Naval Group et Safran. Elle permet de diviser par 100 le temps nécessaire pour caractériser un matériau, par rapport aux tests classiques qui peuvent durer des semaines.
Résultat : des campagnes d’essais accélérées, une meilleure connaissance des matériaux, et un retour d’expérience plus rapide vers les bureaux d’études.
Trois défis à relever pour ICARE
Le laboratoire brestois ne va pas se contenter de répéter les essais. Il se fixe trois axes de recherche, tous essentiels pour l’industrie moderne :
- L’intégrité de surface, c’est-à-dire la manière dont les traitements mécaniques (polissage, grenaillage, usinage) influencent la durée de vie des pièces. Un défaut de surface peut suffire à amorcer une fissure.
- Les interfaces composites/métalliques, ces zones de transition entre deux matériaux très différents, utilisées massivement dans l’aéronautique ou le spatial. Elles sont souvent les points faibles d’une structure.
- La fiabilité globale en conditions cycliques, pour mieux anticiper les comportements à long terme, y compris en environnement extrême (corrosion, froid, pression, vide spatial).
Autrement dit, ICARE veut savoir non seulement ce qui casse, mais pourquoi, où, comment, et surtout… quand.
De l’avion au barrage : des applications très larges
Il n’y a pas que les moteurs d’avion ou les aubes de turbine qui s’épuisent. Les coques de navires, les câbles sous-marins, les rails de train, les structures éoliennes, les rotors d’hélicoptères ou les supports d’IRM sont eux aussi soumis à des sollicitations répétées.
Tout ce qui vibre, fléchit, tape ou subit un changement de température régulier est candidat à la fatigue. Le laboratoire ICARE, en améliorant notre compréhension de ces phénomènes, peut aider à concevoir des équipements plus durables, plus sûrs, et donc plus rentables à long terme.
Les bénéfices sont multiples : moins de maintenance imprévue, plus de sécurité opérationnelle, et une meilleure résilience des structures critiques. Un enjeu économique autant que stratégique.
Un modèle de recherche mixte : entreprise et école main dans la main
Ce qui rend ICARE singulier, c’est sa structure collaborative. Le laboratoire est physiquement hébergé sur le campus de l’ENSTA à Brest, mais financé en partie par Safran, grand acteur français de l’aéronautique et de la propulsion. Ce modèle dit de “laboratoire commun”, soutenu par le CNRS, vise à rapprocher la recherche fondamentale et les besoins industriels.
« La création d’Icare s’inscrit dans une logique de recherche partenariale, au croisement des besoins industriels et des avancées académiques. Elle permettra un transfert accéléré des résultats de recherche vers des applications concrètes », indique Lionel Marcin, expert en mécanique des matériaux chez Safran.
Ce type de partenariat représente un levier d’innovation efficace, qui permet à des technologies de passer plus rapidement du labo au produit fini.
Sources :
- Ouverture du laboratoire ICARE : Communiqué de presse de SAFRAN
- Le World Corrosion Organization affirme que le montant des dégâts dus à la fatique des matériaux (environ 2 200 à 2 500 milliards de dollars soit 2000 milliards d’euros) représente plus de 3 % du PIB mondial.
- Une revue intitulée Global Impact of Corrosion: Occurrence, Cost and Mitigation établit que le coût global de la corrosion représente ~3,4 % du PIB mondial, incluant les coûts directs et certains coûts indirects.
Image : Aile voyage engrenage rotor d’entraînement (Freepik).