Elles sont minuscules, organisées, et elles savent se défendre collectivement contre des microbes : les fourmis coupeuses de feuilles Atta sexdens ont montré qu’elles pouvaient se souvenir d’une contamination jusqu’à 30 jours après le premier contact avec un pathogène. Une équipe brésilienne a mis en lumière cette capacité étonnante dans une étude publiée dans Proceedings of the Royal Society B.
Ce comportement, qualifié de “mémoire immunitaire sociale”, n’est pas biologique comme celle de notre système immunitaire, mais comportemental. Les fourmis, par leurs gestes de nettoyage collectif, adaptent leur réaction en fonction d’une exposition antérieure à un agent infectieux. Une découverte fascinante sur le plan biologique et comportemental.
Une défense collective qui s’organise dans le temps
Les chercheurs de l’université d’État de São Paulo (UNESP), en collaboration avec d’autres laboratoires, ont observé 80 colonies de fourmis Atta sexdens. Chaque colonie a été exposée à quatre champignons différents : deux nuisibles pour les fourmis elles-mêmes, deux pour les champignons qu’elles cultivent pour se nourrir.
Première étape : une première contamination. Ensuite, les chercheurs ont répété l’exposition sept jours plus tard, puis trente jours après, enfin soixante jours après pour certaines colonies.
Résultat marquant : la réponse la plus intense a été observée après trente jours. Les ouvrières étaient plus nombreuses à s’activer pour nettoyer les membres de la colonie, mais aussi à désinfecter les champignons alimentaires. En revanche, après soixante jours, la réaction était bien plus faible.
Ce comportement n’est pas permanent : la mémoire diminue avec le temps. Contrairement à notre système immunitaire, capable de réagir à un virus plusieurs années après, celui des fourmis ne persiste que quelques semaines. Elles doivent donc être régulièrement confrontées au même pathogène pour maintenir une réponse efficace.
Le comportement de nettoyage : bien plus qu’un simple réflexe
Le nettoyage, dans une colonie de fourmis, n’est pas anodin. Ce n’est pas une action mécanique, mais une véritable stratégie de survie communautaire. En présence d’un agent infectieux connu, les ouvrières modifient leur comportement : elles recrutent davantage d’individus pour participer aux soins, intensifient la fréquence des nettoyages et prennent soin de leur environnement.
Ce comportement de groupe s’apparente, à l’échelle du superorganisme qu’est la colonie, à une réponse immunitaire concertée, comparable au déploiement de globules blancs dans un organisme humain.
Mais cette stratégie a ses limites. Lorsqu’une colonie est contaminée par un nouveau pathogène, jamais rencontré auparavant, la réaction est plus prudente. Moins d’individus se mobilisent, le nettoyage est limité. Pourquoi ? Parce qu’en se léchant les uns les autres pour éliminer les spores fongiques, les fourmis risquent de propager le nouveau pathogène dans toute la colonie. Ce comportement modéré est donc un mécanisme de précaution pour limiter la propagation interne.
Un comportement spécifique à chaque type de menace
Dans une autre série d’expériences, les chercheurs ont voulu savoir si cette réponse comportementale était spécifique ou non. Ils ont donc exposé des colonies à un champignon A, puis, une semaine plus tard, à un champignon B.
La réponse face au champignon B fut bien plus modérée que celle contre le champignon A. Et lorsque les colonies ont été de nouveau exposées au champignon A, la réponse s’est réactivée, mais avec une intensité moindre que lorsqu’il n’y avait eu qu’un seul agent pathogène.
Cela suggère une forme d’économie comportementale : les fourmis semblent ajuster leurs efforts selon l’expérience antérieure et la perception du risque.
Ce n’est pas une réponse à n’importe quelle substance
Un doute subsistait : les fourmis réagissent-elles simplement à toute substance inconnue ? Pour le vérifier, les scientifiques ont appliqué sur cinq colonies un liquide inoffensif, sans spores fongiques.
Résultat : les réponses hygiéniques ont été les plus faibles jamais enregistrées dans toute l’étude. Preuve que les fourmis reconnaissent les pathogènes, et ne se mobilisent que face à des menaces réelles.
Une piste pour mieux comprendre la résistance des nuisibles
Les fourmis coupeuses de feuilles ne sont pas seulement fascinantes pour leur organisation. Elles posent aussi un problème concret : elles sont considérées comme des ravageurs agricoles, notamment dans les cultures en monoculture, où elles trouvent un environnement favorable.
Leur capacité à se défendre collectivement par des comportements hygiéniques rend le contrôle biologique plus difficile. Mieux comprendre cette mémoire comportementale pourrait ouvrir la voie à des stratégies de lutte plus ciblées et écologiques, sans avoir recours à des insecticides.
Ces résultats montrent à quel point l’intelligence collective des insectes sociaux repose sur des mécanismes complexes, efficaces et adaptatifs, même en l’absence de système nerveux centralisé comme le nôtre.
Source de l’article : http://dx.doi.org/10.1098/rspb.2024.1097