Si la description anatomique du clitoris n’est apparue dans certains manuels scolaires français qu’en 2017, c’est que cet organe du plaisir féminin, bien que connu sous ce nom au moins depuis 1559, a longtemps fait l’objet d’une véritable omerta.
Au cours de l’histoire, les éléments concernant le plaisir sexuel des femmes ont été souvent effacés, présentés comme dangereux ou obscènes. Et l’Antiquité, à ce titre, ne fait pas exception.
Aujourd’hui, à rebours de ces antiques représentations négatives, des artistes exaltent au contraire la puissance clitoridienne, devenue un symbole de revendication féminine. À l’image, par exemple, des sculptures, bijoux et autres œuvres de Sophia Wallace glorifiant la cliteracy.
Mais le chemin a été long.
Le clitoris et le poète
Dans la série Rome (2005-2007), le légionnaire Titus Pullo donne quelques conseils au centurion Lucius Vorenus qui souhaite faire plaisir à sa femme, Niobé :
« – Dis-lui qu’elle est belle, tout le temps, même quand elle ne l’est pas.
– Autre chose ? demande Vorenus.
– Oui, réplique Pullo, quand tu fais l’amour avec elle, touche le bouton qu’elle a entre les cuisses, elle s’ouvrira alors comme une fleur.
– Comment sais-tu que Niobé a ce bouton ?
– Toutes les femmes en ont un. »
La scène parodie L’Art d’aimer du poète latin Ovide, chef d’œuvre de la littérature érotique, conçu comme un manuel de séduction.
Dans une première partie, l’auteur livre ses recettes destinées aux hommes qui ont l’intention de conquérir une femme : petits gestes attentionnés, baisers, mots tendres, compliments… Le prétendant doit, par tous les moyens, chercher à être agréable à la femme et lui procurer du plaisir.
Le poète ne parle pas du clitoris dans son ouvrage. Peut-être y fait-il néanmoins allusion, lorsqu’il écrit :
« La pudeur interdit à la femme de provoquer certaines caresses, mais il lui est agréable de les recevoir quand un autre en prend l’initiative. » (L’art d’aimer I, 705-706)
Nymphe et clitoris : la vision des médecins antiques
S’il n’est pas explicitement mentionné par Ovide, le clitoris est, par contre, bien présent dans la littérature médicale grecque et latine. Soranos d’Éphèse, auteur au début du IIe siècle apr. J.-C. d’un traité de gynécologie (Gynaikeia), propose une description des organes génitaux féminins. Le clitoris y est nommé numphé ou « nymphe », mot qui désigne une fille vierge ou une jeune mariée. Ce terme n’est pas anodin : il traduit une représentation subjective du clitoris, qui devrait normalement être voilé par la chair qui l’entoure, à l’image de la tête d’une jeune mariée. « Si on nomme cette partie la nymphe, explique l’auteur, c’est parce qu’elle se dissimule sous les lèvres comme les jeunes filles sous leur voile ».
Le mot kleitoris est employé par Rufus d’Éphèse, contemporain de Soranos, auteur d’un traité d’anatomie (Du nom des parties du corps). Sans doute étymologiquement en lien avec le verbe kleiô (« je ferme »), le terme présuppose lui aussi l’idée d’un organe non visible, prisonnier d’un espace clos.
Si cette nymphe n’est pas suffisamment dissimulée mais plus ou moins protubérante, Soranos considère qu’il s’agit d’une anomalie que la chirurgie doit corriger. Le médecin préconise de la couper au moyen d’un scalpel, en veillant toutefois à éviter une trop forte hémorragie.
Cette amputation était couramment pratiquée en Égypte, comme l’écrit le géographe Strabon (Géographie XVII, 2, 5). L’auteur ne nomme pas le clitoris, mais parle d’une forme d’excision des filles, exprimée par le verbe ektemnein « enlever en coupant ».
« Prends ça dans le clitoris ! »
En latin, numphé est traduit par landica, terme que l’on trouve dans l’adaptation latine du traité de Soranos par le médecin Caelius Aurelianus, au Ve siècle apr. J.-C. Étymologiquement, le mot pourrait évoquer un petit gland (glandicula).
Le mot apparaît aussi sur une balle de fronde en plomb découverte à Pérouse, en Italie centrale, où eut lieu, en 41-40 av. J.-C., une importante bataille qui opposa Fulvie, épouse de Marc Antoine, à Octave, futur empereur Auguste. Lors des guerres, il était d’usage de graver les pires insultes sur les projectiles destinés à l’ennemi.
Sur la balle de Pérouse, on peut lire FVLVIAE LANDICAM PETO : « Je cherche à atteindre le clitoris de Fulvie » ; ou plus trivialement : « Fulvie, prends ça dans le clitoris ! » Octave cherchait à atteindre son ennemie dans ce qu’elle avait de plus intime.
Un graffiti découvert à Pompéi va dans le même sens. Il est écrit d’une main rageuse, un peu à la manière des inscriptions que l’on peut lire aujourd’hui sur les murs de nos toilettes publiques. L’auteur, évidemment anonyme, injurie une certaine Eupla qu’il déteste : « Eupla laxa landicosa » ; « Eupla est large et a un gros clitoris » (CIL IV, 10004). L’image suppose une vulve dilatée dominée par un monstrueux clitoris, en forme de pénis factice. Une vision obscène pour l’auteur, comme sans doute pour beaucoup de Romains.
Obscénité vulvaire
Une mosaïque de la riche maison dite de Ménandre, également à Pompéi, nous en offre une transposition iconographique. Elle orne l’entrée du caldarium, salle réservée aux bains chauds. On y voit quatre strigiles, racloirs en bronze, disposés autour d’une fiole d’huile suspendue à des lanières. Des objets habituellement utilisés par les Grecs et les Romains lors de leurs activités sportives.
Le baigneur entrant dans la pièce n’était peut-être pas totalement surpris par cette image, bien que la disposition des objets ait pu d’emblée paraître étonnante. Ce n’est sans doute qu’en sortant qu’il saisissait pleinement l’intention de l’artiste. En effet, vue dans le sens inverse, l’image évoque une vulve. Autour du clitoris figuré par la fiole d’huile, les racloirs prennent la forme des grandes et petites lèvres.
Dans la partie supérieure de la mosaïque, un jeune serviteur africain accourt, tenant deux vases de forme phallique, tandis que son pénis, imposant, dépasse de son pagne serré. Certainement une manière de provoquer le rire le spectateur par l’association entre cette représentation triplement virile et l’image d’une féminité factice, constituée d’instruments sportifs masculins.
« Le cochon a une redoutable épine »
Contrairement au phallus, véritable porte-bonheur aux vertus bénéfiques selon l’imaginaire de l’époque, le clitoris était perçu comme un danger potentiel pour les hommes.
Sur la mosaïque, la fiole d’huile, vue à l’envers, prend l’aspect d’une arme pointue, sorte de poignard. Elle rejoint ainsi la définition du clitoris que donne le poète grec Nicarque, auteur d’épigrammes satiriques, au Ieʳ siècle apr. J.-C. Critiquant un certain Démonax, adepte du cunnilingus, il écrit : « Le cochon (khoïros) a une redoutable épine (akantha) » (Anthologie grecque XI, 329).
Le « cochon » est un terme familier désignant la vulve, tandis que l’« épine » représente le clitoris, perçu comme un petit pénis constituant une menace pour les lèvres de l’homme. Démonax, le lécheur de vulves, risque fort de s’y blesser et d’ensanglanter sa bouche.
A l’inverse, le clitoris est censé perdre toute dangerosité dès lors que le sexe féminin est pénétré par un phallus, forcément vainqueur de la confrontation et unique arme permettant de maintenir en respect la dangereuse épine. D’où la condamnation unanime dans l’Antiquité de la pratique du cunnilingus.
L’attribut d’une domination féminine suspecte
Dans l’Odyssée (X, 389), Circé l’ensorceleuse possède un petit sceptre nommé rhabdos, ancêtre des baguettes magiques des sorcières.
L’objet ne représente pas le clitoris de Circé, mais symbolise la puissance de la magicienne. Circé séduit les hommes ; elle les attire en son palais où elle leur fait perdre leur humanité, en les transformant en porcs. Elle les soumet, de manière symbolique, au pouvoir de son « cochon », sa vulve, dont ils deviennent les serviteurs.
Heureusement pour la phallocratie grecque, Ulysse finit par la vaincre et la soumettre. Il la possède, usant de son phallus, et réprime la détentrice de la baguette, symbole de nocivité.
Christian-Georges Schwentzel a publié « Débauches antiques. Comment la Bible et les Anciens ont inventé le vice », aux éditions Vendémiaire.
Christian-Georges Schwentzel, Professeur d’histoire ancienne, Université de Lorraine
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.