Des chercheurs viennent de documenter un comportement inédit chez des poissons prédateurs : se camoufler derrière des requins pour surprendre leur proie. Cette tactique a été observée au large de l’île de Lampione, en Méditerranée, et pourrait bien bouleverser notre compréhension des interactions interespèces dans les écosystèmes marins.
Des images sous-marines révèlent une tactique d’approche furtive
L’analyse d’images enregistrées par des plongeurs et des véhicules sous-marins télécommandés a permis d’identifier 34 séquences où des carangues bleues – également appelées blue runners – utilisent un requin comme écran mobile.
À chaque fois, un poisson isolé restait dans le sillage d’un requin gris (Carcharhinus plumbeus, ou requin bordé) durant environ 30 secondes, puis fonçait à toute vitesse pour attaquer des poissons plus petits, comme les demoiselles (Chromis chromis), sans être repéré.
Une efficacité décuplée par l’effet de surprise
Lorsque les carangues attaquent en groupe, leurs proies perçoivent presque systématiquement la menace. Les vidéos montrent qu’elles se regroupent alors instantanément en bancs défensifs.
Mais quand une carangue se dissimule dans l’ombre d’un requin, le taux de détection chute à 10 %. Autrement dit, dans 9 cas sur 10, la proie ne voit rien venir.
Cela s’explique par deux mécanismes : d’abord, les proies focalisent leur attention sur le requin, prédateur dominant, et ignorent les mouvements secondaires. Ensuite, le corps massif du requin masque visuellement la carangue, qui en profite pour rester invisible jusqu’au dernier moment.
Une association opportuniste mais durable
Contrairement à d’autres comportements connus – comme les poissons qui suivent les requins pour se débarrasser de parasites ou pour éviter leurs propres prédateurs –, cette stratégie repose sur l’utilisation active du requin comme outil de chasse.
Les carangues exploitent aussi la dynamique des fluides : en restant dans le sillage du requin, elles réduisent leur effort de nage. Ce phénomène, comparable à l’aspiration observée chez les cyclistes, permet d’économiser de l’énergie avant l’attaque.
Un terrain d’étude rare : l’agrégation estivale de Lampione
Les observations ont été réalisées autour de l’île de Lampione, au sud de l’Italie. Chaque été, cette zone accueille l’une des deux seules agrégations connues de requins gris en Méditerranée. Il s’agit d’un rassemblement saisonnier d’individus, probablement lié à la reproduction ou à la disponibilité en ressources.
Ce phénomène offre une occasion unique d’observer des comportements rares. Sans cette concentration estivale, un tel comportement aurait pu passer totalement inaperçu, faute de densité suffisante d’individus.
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Un équilibre écologique menacé par la disparition des grands prédateurs
Le recul généralisé des populations de requins, causé notamment par la surpêche, pourrait compromettre ces interactions interspécifiques. Si les requins venaient à disparaître de la zone, c’est toute une dynamique comportementale qui pourrait s’effondrer.
La présence de prédateurs supérieurs façonne le comportement d’autres espèces, y compris au niveau des stratégies de chasse. Ce type de découverte démontre à quel point la biodiversité repose sur un maillage d’interactions parfois subtiles et encore largement méconnues.
Une collaboration scientifique internationale
L’étude, publiée dans la revue Ecology, a mobilisé des chercheurs de plusieurs institutions : l’université d’Édimbourg, la Stazione Zoologica Anton Dohrn, le Centre National de la Recherche (CNR-IAS), le National Biodiversity Future Center et l’université de Palerme.
Elle a été soutenue par la Blue Marine Foundation et la National Geographic Society. Leurs moyens logistiques ont permis d’obtenir plusieurs années de données visuelles dans un milieu difficile d’accès.
Des pistes pour approfondir les interactions interespèces
Les chercheurs espèrent que cette étude servira de point de départ pour explorer d’autres stratégies adaptatives entre espèces. Chaque observation de ce type enrichit notre compréhension du comportement animal et permet d’anticiper les effets de la modification des écosystèmes.
Les interactions comportementales comme celle-ci sont invisibles à l’œil nu, mais elles jouent un rôle direct sur la structure des communautés marines. Elles montrent aussi que, même dans des milieux étudiés depuis des décennies, il reste encore beaucoup à découvrir.
Source de l’article : http://dx.doi.org/10.1002/ecy.70028