Quand le rêve de Cortés devient réalité avec le corridor Interocéanique de l’isthme de Tehuantepec.
Depuis plus de cent ans, le canal de Panama a bouleversé la géographie du commerce mondial. Ses 80 km de canaux et d’écluses, véritable trait d’union entre l’Atlantique et le Pacifique, ont fait la fortune du petit pays d’Amérique centrale (4,5 millions d’habitants).
Mais bien avant la première pelletée panaméenne, les regards se tournaient déjà vers un autre passage : l’isthme de Tehuantepec, au sud du Mexique. Hernán Cortés lui-même, en 1520, vantait cette bande de terre longue de 200 km, “où deux mers se font face, séparées seulement par un mince ruban”.
Pendant des siècles, la jungle et les guerres d’empires ont eu raison de cette idée. Pourtant, un projet est en train de réveiller ce vieux fantasme : le Corridor Interocéanique de l’isthme de Tehuantepec, ou CIIT, un pari de 4,6 milliards d’euros.
Objectif : concurrencer le canal de Panama, et propulser le Mexique dans la cour des grands du fret international.
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Le corridor Interocéanique de l’isthme de Tehuantepec : véritable alternative au Canal de Panama ?
Au cœur du projet : un réseau ferroviaire flambant neuf de 1 087 km. Trois lignes, dont la plus avancée, la “Ligne Z”, relie déjà Coatzacoalcos, sur le golfe du Mexique, à Salina Cruz, sur le Pacifique. Depuis septembre 2024, une deuxième ligne dessert Palenque, au Chiapas, reliant les plaines côtières aux forêts du sud.
Les travaux sont titanesques. Trains poseurs de rails, pelles mécaniques, et wagons régulateurs de ballast s’activent pour déposer des traverses et souder des rails capables de supporter des convois empilés sur deux niveaux de conteneurs. Dans les ports, des dragues et des grues à benne creusent les chenaux pour accueillir des coques géantes venues de Chine ou des États-Unis.
Le but est clair : faire passer les conteneurs sans escale, du Pacifique à l’Atlantique. Les cargaisons débarquent d’un navire, s’empilent sur un train, et ressortent sur un autre cargo ou un camion, direction Houston ou Rotterdam. Les douanes sont automatisées, grâce à des lecteurs de codes et un suivi par satellite, pour éviter les entrepôts et gagner de précieuses heures.
Pendant la construction, 15 000 emplois ont vu le jour. Pour la suite, tout dépendra de la réactions des grandes acteurs économiques : si les usines d’électronique et les ateliers de confection répondent à l’appel, le sud du Mexique pourrait se transformer en nouvelle frontière industrielle.
Quand la sécheresse s’en mêle
Pourquoi tant d’enthousiasme ? Parce que le canal de Panama a montré ses limites. En 2023, une sécheresse historique a forcé les autorités panaméennes à réduire le nombre de passages quotidiens. Résultat : des cargos immobilisés, des primes d’assurance qui explosent, et un cauchemar logistique.
Un corridor ferroviaire qui n’a pas besoin de plans d’eau, ça fait rêver les armateurs. En quelques heures, un train franchit les 200 km de l’isthme. À comparer aux files d’attente, aux écluses et aux manœuvres qui peuvent immobiliser un navire des jours entiers à Panama.
Le gouvernement mexicain a sorti le grand jeu pour séduire les entreprises. Zones économiques spéciales, exonérations fiscales, et raccourcis administratifs : tout est fait pour attirer les industries de l’automobile électrique, des composants électroniques, et du textile avec notamment la promesse d’un seul contrat, qui couvre le déchargement côté Pacifique, le trajet en train, et le rechargement dans le golfe du Mexique. De quoi tailler des croupières aux péages panaméens.
Les forêts sacrifiées sur l’autel du fret
Mais sous les traverses fraîchement posées, la biodiversité grince des dents. Les forêts tropicales de l’isthme abritent des jaguars, des ocelots, et une flore endémique qui n’existe nulle part ailleurs. Pour poser les rails, il faut abattre des pans entiers de forêt, drainer des zones humides, et injecter des tonnes de diesel dans l’atmosphère.
Les mangroves, à l’embouchure des rivières, sont particulièrement menacées. Les boues extraites lors des dragages se mêlent aux crues saisonnières, asphyxiant les racines et perturbant la reproduction des poissons.
Derrière les pelleteuses, la colère monte. Les peuples Zapotèques, Mixes, Ikoots et Chontals vivent sur ces terres depuis des siècles. Leurs titres fonciers communautaires, transmis de génération en génération, sont aujourd’hui bousculés par l’arrivée des promoteurs et des spéculateurs.
Les voix des oubliés
Les protestations ont déjà dégénéré. En 2023, 55 personnes ont été poursuivies pour avoir bloqué les chantiers. Des affrontements avec la Garde nationale ont fait des blessés. En juillet de la même année, l’assassinat de l’activiste zapotèque Noel López Gus a marqué les esprits. Aucun lien direct n’a été établi avec le projet, mais l’ombre de la violence plane sur les négociations.
Beaucoup craignent que l’explosion des prix du foncier pousse les habitants à la périphérie, sans autre choix que de quitter leurs terres. Pour eux, la promesse de compensation financière sonne creux face à la disparition des forêts et des traditions.
Un million de conteneurs par an… Si tout se passe bien
Les ambitions affichées sont vertigineuses : un million de conteneurs par an, d’ici à la fin de la décennie. Si les trois lignes ferroviaires sont achevées, si les ports encaissent les navires géants, si les communautés locales obtiennent leur part du gâteau, le CIIT pourrait réellement transformer la géographie du fret.
Mais le moindre grain de sable, qu’il vienne des tribunaux, des inondations ou des investisseurs frileux, pourrait renvoyer l’isthme de Tehuantepec au rang des illusions perdues, aux côtés des rêves de Cortés et des fiascos coloniaux écossais.
Entre les pelleteuses et les cris des singes hurleurs, le Mexique joue son va-tout. Reste à savoir si l’isthme deviendra un pont entre les océans… ou un énième chantier abandonné, avalé par la jungle.
Quelques chiffres sur les 2 plus grands canaux du monde : Suez et Panama
Caractéristique | Canal de Panama | Canal de Suez |
Longueur | 80-82 km | 193,3 km |
Nombre de navires transitant | 9 944 navires (exercice 2024) | Environ 12 000 navires (2024) |
Transits quotidiens moyens | 30 navires/jour (mi-2024) | 33 navires/jour (mi-2024) |
Variation trafic 2024 | -29 % par rapport à 2023 | -57 % par rapport au record précédent |
Volume de marchandises transit | 423 millions de tonnes (2024) | Non précisé, mais supérieur à Panama |
Recettes annuelles prévues | 5,623 milliards de dollars (2025) | 2,35 milliards d’euros (prévision) |
Tirant d’eau maximal | Réduit temporairement en 2023 (sécheresse) | Environ 24 m |
Capacité maximale navire | Navires “Néo-Panamax” (jusqu’à 294 m x 55 m) | Navires “Suezmax” (jusqu’à 400 m x 59 m) |
Part du commerce mondial | Environ 5-6 % | Environ 12 % |
Année d’ouverture | 1914 | 1869 |
Type de passage | Canal avec écluses | Canal sans écluses |
Impact sécheresse / contraintes | Sécheresse 2023 a réduit le trafic et le tirant d’eau, restrictions temporaires | Moins affecté par sécheresse |
Délai moyen de transit | 8-10 heures | 11-16 heures |
Sources :
- https://unctad.org/fr/news/les-perturbations-du-canal-de-suez-et-du-canal-de-panama-menacent-le-commerce-international-et
- https://www.webuildvalue.com/en/reportage/mexico-panama-canal.html
Image : Locomotive EMD SD70 du Ferrocarril del Istmo de Tehuantepec à la gare de Salina Cruz, Oaxaca, Mexique.